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De la revueAnwaltsrevue|Revue de l'avocat 2/2023 | S. 63–68La page suivante est la63

L’état de droit et les avocats à l’épreuve des sanctions contre la Russie

Mots-clés:
profession d’avocat, accès à la justice, recours effectif à la justice, sanctions, conseil juridique, état de droit

Les sanctions prises par la Suisse contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine sont sans précédent dans leur nature et leur mesure. Ces sanctions touchent directement et indirectement les avocats dans l’exercice de leur profession et ébranlent certains principes de base de l’état de droit. La présente contribution rappelle ces principes ainsi que le régime général des sanctions et examine plus particulièrement l’impact des sanctions contre la Russie sur les avocats et l’accès à la justice.

I. Introduction

Le 23.11.2022, le Conseil fédéral a ordonné, dans la lignée de l’Union européenne (UE) et de son 8e paquet de sanctions, des mesures de coercition sans précédent à l’encontre de la Russie en interdisant la fourniture de certains services juridiques1.

Outils de politique étrangère, les sanctions internationales font partie des mesures qui peuvent être prises notamment en cas de rupture de la paix ou d’acte d’agression. Elles sont donc toujours le fruit d’un contexte international et géopolitique troublé. Bien que relevant de considérations politiques, les sanctions, aussi bien dans leur nature que dans leur mise en œuvre, doivent respecter les garanties fondamentales de l’état de droit sur le plan juridique. La présente contribution vise tout d’abord à rappeler la notion d’état de droit (II) ainsi que le cadre légal général des sanctions et plus particulièrement celles prises contre la Russie suite à l’agression de l’Ukraine (III), avant de se concentrer sur l’impact de ces sanctions sur l’exercice de la profession d’avocat, notamment le secret professionnel, les provisions et honoraires des avocats ainsi que la fourniture de services de conseil juridique (IV). La conclusion de cette analyse mène au constat incontestable que les sanctions restreignant l’accès à des services juridiques empêchent un accès effectif à la justice (V).

II. La notion d’état de droit

En substance, l’état de droit caractérise une société dans laquelle chacun est soumis au respect du droit. Avant tout un modèle théorique, l’état de droit est devenu un véritable thème politique, puisque cette notion est aujourd’hui considérée comme le principal signe distinctif des régimes démocratiques. Ainsi, lorsqu’un État est caractérisé par un état de droit, ce concept se pare d’une majuscule. Érigé en véritable dogme, l’État de droit est aujourd’hui souvent posé comme un postulat ou un axiome dont la validité n’appelle nulle démonstration2.

De la revueAnwaltsrevue|Revue de l'avocat 2/2023 | S. 63–68 La page suivante est la 64L’art. 5 Cst. donne au concept d’État de droit un rang constitutionnel et énumère les principes de l’activité de l’État telle que régie par le droit. Cette disposition établit les principes de légalité (al. 1), d’intérêt public et de proportionnalité (al. 2), de bonne foi (al. 3) et de primauté du droit international (al. 4). D’autres composantes de l’État de droit se trouvent inscrites ailleurs dans la Cst. Ainsi, le Titre 5 portant sur les autorités fédérales établit le principe de la séparation des pouvoirs. L’art. 191c Cst. consacre l’indépendance des autorités judiciaires qui, dans l’exercice de leurs compétences juridictionnelles, ne sont soumises qu’à la loi. Comme le relèvent Malinverni et al., «[l]a définition de l’État de droit en fonction du respect des seuls principes énumérés à l’art. 5 Cst. est incomplète. La garantie des droits fondamentaux, avec tout ce qu’elle comporte comme obligations et comme engagements au plan à la fois institutionnel et normatif, en fait partie intégrante»3. Ainsi, l’État de droit formel (formeller Rechtsstaat) est complété par l’État de droit substantiel (materieller Rechtsstaat)4.

Les garanties de l’État de droit s’étendent également à la procédure par les art. 29 ss Cst. garantissant notamment le droit d’être entendu (art. 29 al. 2 Cst.) – qui comprend le droit de se faire assister et représenter5 – ainsi que l’accès au juge (art. 29a Cst.). On peut également relever le droit à un procès équitable (art. 6 CEDH) et le droit à un recours effectif (art. 13 CEDH). Or la jouissance pleine et entière de ces garanties implique d’en être convenablement informé et est donc indissociable de l’accès à des conseils juridiques préalables6. La sauvegarde de la «mission fondamentale»7 des avocats et des principes qui la sous-tendent est donc essentielle au bon fonctionnement d’une société se définissant comme État de droit.

Dans cet esprit, les Principes de base relatifs au rôle du barreau8 rassemblent les garanties fondamentales nécessaires à un fonctionnement libre, indépendant et intègre de la profession d’avocat. Se référant à la Charte des Nations Unies9, à la Déclaration universelle des droits de l’homme10, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques11, au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels12 ainsi qu’à d’autres textes onusiens, les Principes de base rappellent, d’une part, «que la protection adéquate des libertés fondamentales et des droits de l’homme, qu’ils soient économiques, sociaux et culturels ou civils et politiques, dont toute personne doit pouvoir jouir, exige que chacun ait effectivement accès à des services juridiques fournis par des avocats indépendants»13 et, d’autre part, «que les associations professionnelles d’avocats ont un rôle crucial à jouer en ce qui concerne le respect des normes établies et de la déontologie de leur profession, la défense de leurs membres contre toute restriction ou interférence injustifiée, le libre accès de toutes les personnes qui en ont besoin aux services juridiques et la coopération avec les institutions gouvernementales et autres au service de la justice et de l’intérêt commun»14. Les avocats sont ainsi reconnus comme acteurs fondamentaux de l’état de droit, garants des droits humains et des libertés fondamentales, et leur indépendance est placée au cœur de l’exercice de leurs fonctions.

Cela étant, au risque de rappeler une évidence, les avocats sont libres d’accepter ou de refuser un mandat sous réserve des cas d’assistance juridique et, pour les mandats en cours, d’une résiliation en temps inopportun. Comme l’ont montré certaines décisions récentes dans d’autres juridictions, cette liberté peut devoir être nuancée en fonction des circonstances. Un juge des Îles Vierges britanniques a ainsi rappelé que «même les parias ont des droits» et a refusé qu’une étude d’avocats locale, qui invoquait entre autres un risque réputationnel, soit libérée de son mandat de représentation de VTB Bank, une banque russe sous sanctions15. De même, la Cour disciplinaire de La Haye a déclaré illégal le refus du doyen du barreau de La Haye de désigner un avocat pour la Fédération de Russie qui s’est trouvée sans avocat, aucun ne souhaitant la représenter16. La Cour a jugé que le refus de désigner un avocat avait pour conséquence de priver la Fédération de Russie d’accès à la justice et violait donc un des principes de l’état de droit.

III. Le régime de sanctions

1. Contexte historique

Le concept de sanctions s’est développé dans le courant du XXe siècle comme une prérogative étatique alternative De la revueAnwaltsrevue|Revue de l'avocat 2/2023 | S. 63–68 La page suivante est la 65au recours à la force armée17, prohibé par la Charte des Nations Unies du 26.6.194518. Les sanctions sont un moyen indirect de résolution de conflit visant à encourager un État ou les personnes et entités qui le dirigent à se plier au comportement souhaité par la communauté onusienne, permettant ainsi de maintenir ou de rétablir la paix et la sécurité internationales (art. 39 et 41 Charte des Nations Unies). Ce système est complété par les mesures prises par d’autres organisations (OSCE, UE, etc.) et par des mesures étatiques individuelles19.

La Suisse a mis en œuvre certaines des sanctions prononcées par l’ONU dès 199020. Le Conseil fédéral se fondait alors directement sur la compétence conférée par l’art. 184 al. 3 Cst. (à l’époque art. 102 ch. 8 aCst.). Des sanctions économiques ont alors été ordonnées à l’encontre de près d’une dizaine d’États ou groupes armés21. L’un d’eux, la Yougoslavie, a fait l’objet en 1998 des premières sanctions économiques n’émanant pas de l’ONU – mais de l’UE – adoptées par la Suisse22.

Alors qu’elle venait d’adhérer à l’ONU, la Suisse a adopté la loi du 22.3.2002 sur les embargos23. En vigueur depuis tout juste vingt ans, cette loi permet à la Confédération de mettre en œuvre les sanctions arrêtées par l’ONU, l’OSCE ou les principaux partenaires commerciaux de la Suisse, notamment l’UE24 (art. 1 al. 1 LEmb). La compétence du Conseil fédéral découlant de l’art. 184 al. 3 Cst. lui permettant d’édicter des sanctions de manière autonome est réservée (art. 1 al. 2 LEmb).

L’adoption par la Suisse de sanctions à caractère économique fait partie de sa politique extérieure depuis maintenant plus de 30 ans. Celles prononcées dans le cadre du conflit russo-ukrainien sont toutefois d’une magnitude et d’un effet sans précédent. Elles soulèvent des questions primordiales, notamment au regard de l’état de droit et plus particulièrement du rôle des avocats et des prérogatives liées à l’exercice de la profession.

2. Les sanctions contre la Russie

En réaction à l’intervention militaire de la Russie en Ukraine, le Conseil fédéral a décidé le 28.2.2022 de reprendre les sanctions de l’UE contre la Russie par le biais d’une refonte de l’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine (O-Ukraine)25, déjà en vigueur depuis 2014 suite à l’invasion de la Crimée par la Russie26. Depuis sa révision totale du 4.3.2022, l’O-Ukraine a été modifiée pas moins de 25 fois. Les mesures ordonnées incluent notamment des mesures financières dont le gel d’avoirs et de ressources économiques appartenant à certaines personnes (art. 15 O-Ukraine) et la déclaration obligatoire concernant le gel d’avoirs et de ressources économiques (art. 16 O-Ukraine), des mesures relatives à des biens (p. ex. biens d’équipement militaires, biens destinés au secteur de l’énergie, pétrole brut et produits pétroliers, charbon et produits houillers, etc.), des mesures concernant des territoires désignés, ainsi que des sanctions de voyage pour certaines personnes ou des interdictions de décollage et d’atterrissage pour les avions russes.

Ces mesures soulèvent la question de leur mise en œuvre par les avocats dans le cadre de leurs activités à l’aune de leurs obligations professionnelles, notamment s’agissant d’une éventuelle obligation de blocage des provisions de clients et d’annonce de l’existence de tels avoirs.

Le Conseil fédéral a encore accentué la pression le 23.11.2022 en adoptant partiellement le 8e paquet de sanctions de l’UE contre la Russie27. Depuis lors, l’art. 28e al. 1bis O-Ukraine fait interdiction aux prestataires suisses de «fournir, directement ou indirectement […] des services de conseil juridique […] au gouvernement de la Fédération de Russie ou à des personnes morales, des entreprises ou des entités établies dans ce pays». De telles restrictions sont inédites aussi bien par leur nature que par leurs répercussions sur l’activité des avocats.

IV. L’activité de l’avocat face aux sanctions

1. Le secret professionnel des avocats

Contrairement à ses déclarations initiales28 et après plusieurs mois d’incertitude, le Conseil fédéral a finalement concédé que l’obligation de déclarer de l’art. 16 O-Ukraine est inapplicable aux avocats dans le cadre de leur activité typique29. En effet, une simple ordonnance ne peut justifier une dérogation au secret professionnel ancré aux art. 321 CP et 13 LLCA30. Le secret professionnel des avo- De la revueAnwaltsrevue|Revue de l'avocat 2/2023 | S. 63–68 La page suivante est la 66cats est avant tout un droit du justiciable31. Il s’agit d’un droit de rang constitutionnel et conventionnel résultant indirectement de la protection de la sphère privée prévue aux art. 13 Cst. et 8 CEDH32. En tant que tel, il est un pilier de la légitimité de l’avocat et une composante indispensable au bon fonctionnement de tout État de droit33.

Pourtant, plusieurs des mesures coercitives actuellement en vigueur dans l’O-Ukraine portent encore atteinte à ce droit fondamental, notamment en requérant la transmission au SECO d’informations couvertes par le secret professionnel, qui, pour rappel, inclut déjà l’existence même du mandat. Ce faisant, ces mesures placent les avocats, également obligés par leur devoir de loyauté et d’indépendance envers leurs clients, dans des situations déontologiques insolubles.

2. Le paiement des honoraires et provisions

Les clients dont les avoirs et ressources économiques ont été gelés au sens de l’art. 15 al. 1 O-Ukraine ne sont souvent pas en mesure de transférer les montants nécessaires au paiement d’honoraires ou de provisions. La pratique du SECO permettait par le passé un transfert de provision par le biais de comptes à l’étranger. L’art. 15 al. 2 O-Ukraine exclut désormais ce procédé, en sanctionnant la mise à disposition, directe ou indirecte, d’avoirs ou de ressources économiques aux personnes faisant l’objet du gel, sans prévoir d’exemption pour le paiement des honoraires ou provisions d’avocats. Seule une demande de dérogation au sens de l’art. 15 al. 5 O-Ukraine permet de libérer des fonds. Cette démarche suppose de fournir au SECO des informations soumises au secret professionnel et donc d’obtenir des clients la levée du secret, afin de justifier de l’activité déployée, soit antérieurement (provision), soit postérieurement (note d’honoraires).

Pourtant, les fonds gelés ne sont pas présumés d’origine délictuelle, de sorte que leur réception par des avocats ne devrait pas constituer un comportement illicite34. Par ailleurs, les avocats sont tenus, pour des raisons d’indépendance, de percevoir des provisions de la part de leurs clients, comme l’a rappelé le Tribunal fédéral35.

À défaut de modification législative, les avocats doivent s’accommoder de cette situation qui met à mal l’un des principes de base de leur mission, à savoir le secret professionnel. Ainsi, que la demande de dérogation porte sur le paiement d’une provision ou d’une note d’honoraires, il est impératif que le niveau de détail des informations requises reste minimal. Il devrait être suffisant que les avocats indiquent forfaitairement le nombre d’heures qu’ils pensent avoir à effectuer ou qu’ils ont déjà effectuées ainsi que le tarif horaire. Il n’est pas question de divulguer au SECO ou à une banque la nature des opérations effectuées ou de l’affaire traitée36. Si des doutes subsistent, l’autorité se doit de les justifier et de requérir la levée du secret auprès de l’autorité de surveillance compétente37. En l’état, la pratique du SECO impose cependant que le nom du client soit dévoilé et que les informations suffisantes soient fournies au SECO afin que celui-ci s’assure que les activités prestées constituent des activités typiques. Une telle appréciation peut s’avérer difficile lorsque les activités relèvent du conseil juridique. Quoi qu’il en soit, il ne devrait pas appartenir au SECO de faire cet examen faute de détenir la compétence de lever le secret professionnel des avocats. Ce problème n’est à l’heure actuelle pas réglé de manière satisfaisante. Il exige l’adoption de pratiques ou de mesures claires permettant de préserver pleinement le secret professionnel des avocats.

3. Les services de conseil juridique

Bien que le 8e paquet de sanctions de l’UE ait été immédiatement critiqué par plusieurs associations professionnelles européennes, notamment le Barreau de Bruxelles38 et la Chambre fédérale allemande des avocats (BRAK)39, ainsi que la FSA40, le Conseil fédéral a décidé de sa mise en œuvre tout en assurant garantir «l’accès à la justice suisse et le respect intégral de l’état de droit»41.

L’art. 28e al. 1bis O-Ukraine prohibe la fourniture de «services de conseil juridique». Ceux-ci n’ont pas été définis par la Confédération et ne le sont pas dans l’O-Ukraine. L’UE a pour sa part précisé qu’ils couvrent tous les conseils en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales impliquant une application ou une interprétation du droit, la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci, et la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques42. À l’inverse, ils ne comprennent pas la représentation, les conseils, la préparation de documents ou la vérification des documents dans le cadre des services de représentation en justice, à savoir dans des affaires ou des procédures devant des organes administratifs, des cours ou d’autres tribunaux officiels, ou dans des procédures d’arbitrage et de médiation43.

De la revueAnwaltsrevue|Revue de l'avocat 2/2023 | S. 63–68 La page suivante est la 67Pour sa part, le Conseil fédéral s’est contenté de souligner dans son communiqué de presse que «la Suisse assure néanmoins l’accès à la justice suisse et le respect intégral de l’état de droit»44. Il n’a toutefois pas précisé comment ces principes devaient être mis en œuvre, voire réconciliés avec la restriction des services juridiques visant justement le contraire. Faute de lignes directrices spécifiques émises par le SECO et compte tenu de sa pratique générale s’inspirant de l’interprétation faite par l’UE, il y a lieu de supposer que les exceptions européennes (p.ex. médiation) devraient prévaloir également en Suisse. C’est en tout cas la position exprimée par l’Ordre des avocats de Genève dans sa communication au Conseil fédéral sur le sujet45.

L’art. 28e O-Ukraine crée une distinction entre représentation en justice et conseil juridique, alors que ces activités sont toutes deux «typiques» des avocats46. Distinguer et interdire le conseil est juridiquement problématique, car c’est exclure, sans base légale, un élément fondamental de la mission des avocats. Cette distinction est également problématique en pratique du point de vue de la prévisibilité et de la sécurité du droit. En effet, il n’est pas aisé, voire impossible47, de déterminer où s’arrête le conseil juridique et où commence la représentation en justice.

Cette disposition contient également de nombreuses zones grises. La notion de services «nécessaires» à «l’exercice des droits de la défense» (let. a) ou «pour garantir l’accès aux procédures» (let. c) n’est pas claire. Hormis la représentation en justice au sens strict, soit devant les tribunaux ou autres autorités, une partie non négligeable du conseil précontentieux est nécessaire à une défense efficace. Le Conseil fédéral a malheureusement renoncé à tracer une ligne nette, après avoir pourtant écarté le «strictement nécessaire», largement critiqué48, qui figure encore à l’art. 5quindecies du Règlement (UE) 2022/1904. Au demeurant, la différence entre «l’exercice des droits de la défense» (let. a) et «l’accès aux procédures» (let. c) n’est pas plus limpide. Faut-il comprendre que le premier englobe les procédures où l’entité sanctionnée est défenderesse ou accusée et que le second englobe les procédures où elle est demanderesse?

Au-delà de ces aspects purement linguistiques, relevons que les exceptions prévues par l’art. 28e O-Ukraine semblent exclure les procédures de reconnaissance ou d’exécution de jugements ou de sentences arbitrales obtenus dans des pays tiers, soit hors Suisse, EEE ou Royaume-Uni, ce qui concernerait par exemple un jugement américain ou une sentence arbitrale rendue dans le cadre d’un arbitrage avec siège au Canada. Par ailleurs, aucune des treize exceptions à l’interdiction de la fourniture de services de conseil juridique ne mentionne la résolution amiable du litige. Il convient de rappeler que la majorité des codes déontologiques cantonaux et l’art. 9 al. 1 du Code suisse de déontologie obligent l’avocat à chercher une solution amiable. Ainsi, les avocats consultés ne peuvent pas pleinement remplir leur mission, si une telle solution extrajudiciaire, à laquelle appartient la négociation, est celle qui sert le mieux les intérêts de leurs clients.

Ces mesures placent les avocats face au dilemme de devoir soit renoncer à honorer leur mission fondamentale de garants de l’état de droit, soit risquer de violer des normes qui emportent des conséquences pénales et ultimement un risque de radiation. Or tout justiciable doit pouvoir recourir à l’assistance d’avocats dans la mesure où l’activité requise est typique, ce qui inclut le conseil juridique.

Forts de ce constat, plusieurs ordres d’avocats européens ont contesté devant la justice la légalité des mesures visant à restreindre les services juridiques. Ainsi, le Barreau de Bruxelles a introduit une requête en annulation du Règlement (UE) 2022/1904 mettant en œuvre le 8e paquet de sanctions. De même, l’association Avocats Ensemble (ACE)49 et le Barreau de Paris ont déposé des recours séparés contestant la légalité de ce règlement.

Parmi les arguments invoqués, on peut relever particulièrement la violation des art. 7 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE50.

L’art. 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, dans la lignée de l’art. 8 par. 1 CEDH, accorde une protection spécifique au secret professionnel des avocats et à leur mission fondamentale, qui, comme le souligne la CJUE, comporte l’exigence «que tout justiciable [ait] la possibilité de s’adresser en toute liberté à son avocat, dont la profession même englobe, par essence, la tâche de donner, de façon indépendante, des avis juridiques à tous ceux qui en ont besoin […]»51. Ce régime privilégié dont jouit la relation, relevant de la vie privée, entre l’avocat et son client est d’ailleurs directement issu de l’intérêt public à ce qu’une personne désireuse de consulter puisse le faire, y compris hors d’une procédure en cours, afin de lui permettre de «prendre des décisions éclairées concernant sa vie»52.

L’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE garantit par ailleurs le droit à un recours effectif et l’accès à la justice. Il précise que «[t]oute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter». Cette disposition, dont le champ d’application n’est pas limité aux De la revueAnwaltsrevue|Revue de l'avocat 2/2023 | S. 63–68 La page suivante est la 68droits à caractère civil, reste étroitement liée à l’art. 6 par. 1 CEDH53, qui sous-tend lui-même les garanties procédurales des art. 29 ss Cst. Or un exercice satisfaisant de ces droits en procédure – devant la justice – dépend de la capacité du justiciable à obtenir une évaluation professionnelle et des informations concrètes quant à sa situation juridique. Ce principe a d’ailleurs été rappelé par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe dans sa Recommandation sur la liberté d’exercice de la profession d’avocats, qui se fonde sur les Principes de base relatifs au rôle du barreau et qui relève que les devoirs des avocats envers leurs clients doivent être notamment de «les conseiller quant à leurs droits et obligations juridiques» et de «s’efforcer avant tout de résoudre une affaire à l’amiable», de même que «[t]outes les mesures nécessaires devraient être prises pour veiller à ce que toute personne ait un accès effectif à des services juridiques fournis par des avocats indépendants.»54. La CourEDH s’appuie également régulièrement sur les Principes de base relatifs au rôle du barreau pour rappeler la garantie d’accès à des services de conseil juridique55. De même, en 2021, la Commission européenne soulignait dans son rapport annuel sur l’état de droit qu’un «système judiciaire efficace exige que les avocats soient libres d’exercer leurs activités de conseil et de représentation de leur client»56.

Les considérations qui précèdent valent également pour l’art. 28e O-Ukraine qui est une reprise, légèrement plus généreuse, du droit européen; l’appréciation qui sera faite par les autorités européennes du Règlement (UE) 2022/1904 sera ainsi directement pertinente pour la Suisse. À cela s’ajoutent des considérations propres au droit suisse qui mènent à questionner tant la légalité que la proportionnalité des restrictions prévues par l’art. 28e O-Ukraine57. En effet, pour être admissibles, ces restrictions doivent respecter les conditions prévues à l’art. 36 Cst., puisqu’elles portent atteinte à tout le moins à la garantie d’accès à la justice ou à un recours effectif. Or ces restrictions violent l’essence même de ces droits fondamentaux. Elles se fondent par ailleurs sur une ordonnance et n’ont aucun ancrage dans une loi. Enfin, on peut douter de leur proportionnalité quant au but visé, car on ne voit pas en quoi restreindre l’accès aux services juridiques pourrait être à même d’influencer le comportement de la Russie à l’égard de l’Ukraine.

V. Conclusion

Les sanctions sont un outil de politique étrangère, ancré dans le droit international et national, dont le but est notamment d’influencer le comportement d’un État qui viole le droit international, comme le fait aujourd’hui la Russie en envahissant l’Ukraine. Si le but des sanctions est légitime, la fin ne justifie pas les moyens, et les sanctions doivent respecter les garanties de l’état de droit, dont l’accès à la justice.

Les sanctions prises par le Conseil fédéral dans le cadre de l’O-Ukraine et leur mise en œuvre par le SECO portent toutefois atteinte à ces garanties, notamment en omettant de prendre les précautions nécessaires au respect du secret professionnel des avocats et, plus grave encore, en interdisant la fourniture de certains services juridiques. La distinction qu’opère pour ce faire le Conseil fédéral entre représentation en justice et activité de conseil fait fi d’une part essentielle de la mission des avocats, qui est justement de conseiller les justiciables. Activité typique, le conseil juridique est reconnu comme étant essentiel à un accès effectif à la justice.

Il est impératif que le Conseil fédéral prenne les mesures nécessaires afin de garantir pleinement l’accès à la justice et de reconnaître le rôle essentiel des avocats comme garants de l’état de droit. C’est le rôle des associations professionnelles d’avocats de le rappeler autant que nécessaire. Dans l’intervalle, faute de pouvoir contester abstraitement la constitutionnalité des sanctions litigieuses, les avocats suisses ne manqueront pas de suivre avec intérêt les recours introduits par leurs confrères et consœurs européens, dont l’issue aura valeur préjudicielle pour les autorités suisses.

  1. 1 SECO, Communiqué de presse, Ukraine: la Suisse met en œuvre le 8e paquet de sanctions de l’UE, 23.11.2022.
  2. 2 Chevallier, L’État de droit, 4e éd., 2003, p. 9; Giroud, État de droit et confiscation internationale: Quels enjeux pour l’État helvétique, in: Giroud/Borghi (éd.), État de droit et confisaction internationale, 2010, p. 1 ss.
  3. 3 Malinverni et al., Droit constitutionnel suisse, vol. II, Les droits fondamentaux, 4e éd., 2021, N 1095.
  4. 4 Häfelin et al., Schweizerisches Bundesstaatsrecht, 10e éd., 2020, N 174.
  5. 5 Dang/Son Nguyen, Commentaire romand, Constitution fédérale, 2021, art. 29 Cst., N 125.
  6. 6 «Les individus concernés doivent recevoir des informations adéquates et suffisantes concernant leurs situations pour pouvoir faire usage des recours appropriés et étayer leurs griefs, avoir accès à des interprètes et une assistance judiciaire tel qu’un avocat.» (CourEDH, Guide sur l’interprétation de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, 31.8.2022, p. 36 et les réf. citées).
  7. 7 CourEDH, Michaud c. France, no 12323/11, 6.12.2012, p. 4 s.
  8. 8 Nations Unies, Huitième Congrès pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, La Havane 27.8.–7.9.1990, A/CONF.144/28/Rev.1, p. 124 ss. Les Principes de base relatifs au rôle du barreau ont été adoptés à l’unanimité par le Huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27.8. au 7.9.1990. Le 18 décembre de la même année, l’Assemblée générale des Nations Unies en a pris acte dans le cadre de sa résolution relative aux droits de l’homme dans l’administration de la justice (Nations Unies, Assemblée générale, Rés. 45/166, 18.12.1990, A/RES/45/166, par. 4).
  9. 9 RS 0.120.
  10. 10 Nations Unies, Assemblée générale, Rés. 217 (III) A, 10.12.1948, A/RES/217 (III).
  11. 11 RS 0.103.2.
  12. 12 RS 0.103.1.
  13. 13 Principes de base sur le rôle du barreau, Préambule.
  14. 14 Ibidem.
  15. 15 Eastern Caribbean Supreme Court, High Court of Justice, British Virgin Islands (Commercial Division), BVIHC (COM) 2014/0062, JSC VTB Bank v. Alexander Katunin et al., 17/22.3.2022.
  16. 16 ECLI:NL:TAHVD:2022:132 Hof van Discipline’s Gravenhage 220199, 18.8.2022.
  17. 17 Ludwiczak Glassey, Régime international et mise en œuvre en Suisse, in: Giroud/Rordorf-Braun (éd.), Droit suisse des sanctions et de la confiscation internationales, 2020, N 28.
  18. 18 Art. 2 al. 4; RS 0.120.
  19. 19 Giroud/Rordorf-Braun, Contexte et cadre général, in: Giroud/Rordorf-Braun (éd.), Droit suisse des sanctions et de la confiscation internationales, 2020, N 12.
  20. 20 Message du 20.12.2000 concernant la loi fédérale sur l’application de sanctions internationales, FF 2000 1341 ss, ch. 1.2.
  21. 21 Ibidem.
  22. 22 Ordonnance du 1.7.1998 instituant des mesures à l’encontre de la République fédérale de Yougoslavie (RO 1998 1845), remplacée par l’Ordonnance du 23.6.1999 instituant des mesures à l’encontre de certaines personnes originaires de l’ancienne République fédérale de Yougoslavie, abrogée au 1.4.2015 (RO 1999 2224).
  23. 23 LEmb; RS 946.231.
  24. 24 Ludwiczak Glassey, op. cit. (n. 17), N 41.
  25. 25 RS 946.231.176.72.
  26. 26 Ordonnance du 2.4.2014 instituant des mesures visant à empêcher le contournement de sanctions internationales en lien avec la situation en Ukraine (RS 946.231.176.72).
  27. 27 SECO, op. cit. (n. 1).
  28. 28 Conseil fédéral, Point de presse Ukraine, 24.3.2022, https://www.youtube.com/watch?v=oCdY7f6VG1M (5.2.2023).
  29. 29 Interpellation Mahaim, 22.3492 – Sanctions en lien avec l’Ukraine et secret professionnel des avocats. Des clarifications nécessaires, 11.5.2022.
  30. 30 RS 935.61. Niggli, Prise de position sur les sanctions à l’encontre de la Russie en rapport avec la situation en Ukraine, notamment sur le règlement 2022/1904 du Conseil de l’UE du 6.10.2022 «modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine», 20.10.2022, https://www.sav-fsa.ch/ documents/672183/2025869/Gutachte_Niggli_zu_8.Sanktionen paket_der_EU_FR.pdf, p. 1 (31.1.2023). Sur les conséquences de l’affaiblissement du secret professionnel des avocats, son histoire et sa signification, voir Giroud/Mangeat, Sanctions et secret professionnel de l’avocat, RSJ 24/2022, p. 1224 ss.
  31. 31 Chappuis/Gurtner, La profession d’avocat, 2021, N 665.
  32. 32 Ibidem.
  33. 33 Arrêt Michaud, op. cit. (n. 7), par. 117 ss et 123. FSA, Vadémécum «Le secret professionnel de l’avocat·e dans le système juridique suisse», 9.2022, https://www.sav-fsa.ch/documents/672183/ 2025869/Vademecum_FSA_Le_secret_professionnel_de_l’avocat·e_dans_le_système_juridique_suisse.pdf (5.2.2023).
  34. 34 Niggli, op. cit. (n. 30), p. 1.
  35. 35 ATF 142 II 307, c. 4.3.3; Niggli, op. cit. (n. 30), p. 1.
  36. 36 FSA, Le Conseil fédéral limite les services de conseil juridique à l’égard de la Russie en adoptant le 8e paquet de sanctions de l’UE, 10.2022, https://www.sav-fsa.ch/fr/news/-/asset_publisher/LUxP0kas3ihE/content/id/2921890 (5.2.2023); Niggli, op. cit. (n. 30), p. 2.
  37. 37 Ibidem.
  38. 38 La Libre, Les sanctions européennes contre la Russie menacent l’État de droit en Belgique, dénoncent les avocats, 3.11.2022.
  39. 39 BRAK, Scharfe Kritik am 8. EU-Sanktionspaket, https: //www.brak.de/presse/presseerklaerungen/2022/ presseerklaerung-9-2022-scharfe-kritik-am-8-eu-sanktionspaket/ (31.1.2023).
  40. 40 Niggli, op. cit. (n. 30).
  41. 41 SECO, op. cit. (n. 1).
  42. 42 Règlement (UE) 2022/1904 du Conseil du 6.10.2022 modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine, JO L 259 I/3, 6.10.2022, considérant 19, p. 3.
  43. 43 Ibidem.
  44. 44 SECO, op. cit. (n. 1).
  45. 45 ODAGE, Courrier à Monsieur le Président de la Confédération Alain Berset, Monsieur le Conseiller fédéral Guy Parmelin et Monsieur l’Ambassadeur Erwin Bollinger, 13.1.2023, https://odage.ch/wp-content/uploads/2023/01/l_a_m-_le_president_alain_ berset-m-_le_conseiller_federal_guy_parmelin_et_m-_ lambassadeur_erwin_bollinger_13-01-2023.pdf (5.2.2023).
  46. 46 ATF 147 IV 385, c. 2.2.
  47. 47 De Montmollin/Oural, Le secret professionnel de l’avocat en grave danger face à l’avant-projet de révision de la LBA, Revue de l’avocat 9/2018, p. 376; Niggli, op. cit. (n. 30), p. 4.
  48. 48 BRAK, op. cit. (n. 39); Niggli, op. cit. (n. 30), p. 4.
  49. 49 Avocats Ensemble (ACE), L’ACE dénonce les interdictions d’exercice imposées aux avocats, 20.10.2022, https://avocats-ace.fr/wp-content/uploads/2022/10/CP-LACE-dénonce-les- interdictions-dexercice-imposées-les-aux-avocats-.pdf (5.2.2023).
  50. 50 OJ C 326, 26.10.2012, p. 391 ss.
  51. 51 Arrêt CJUE du 8.12.2022, Orde can Vlaamse Balies e.a., C-/694-20, ECLI:EU:C:2022:963, point 28; Arrêt CJCE du 18.5.1982, AM & S Europe/Commission, 155/79, ECLI:EU:C:1982:157, point 18.
  52. 52 CourEDH, Altay contre Turquie (no 2), no 11236/09, 9.4.2019, ECLI:CE:ECHR:2019:0409JUD001123609, par. 49.
  53. 53 Boillat/O’Flaherty, Manuel de droit européen en matière d’accès à la justice, 2016, p. 79.
  54. 54 Recommandation No. R(2000)21 du Comité des Ministres aux États membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat, 25.10.2000, p. 4.
  55. 55 CourEDH, Sialkowska c. Pologne, no 8932/05, 22.3.2007, ECLI:CE:ECHR:2007:0322JUD000893205, par. 55; CourEDH, Staroszczyk c. Pologne, no 59519/00, 22.3.2007, par. 72.
  56. 56 Rapport 2021 de la Commission européenne sur l’état de droit, COM/2021/700, p. 6.
  57. 57 ODAGE, op. cit. (n. 45).